Dans le Lot, les craintes d’« une catastrophe écologique » liée à l’épandage de digestat

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Par Stéphane Mandard envoyé spécial Le Monde daté du 31 janvier.

Présenté comme un « fertilisant vert » obtenu à partir de déchets agro-industriels, le résidu de la méthanisation, qui contient des métaux lourds, pourrait se révéler à risque en milieu calcaire.

Son voisin avait eu la délicatesse de le prévenir : « Ne soyez pas surpris si des ouvriers débarquent en scaphandre pour épandre dans mon champ. » Alors, au départ, il ne s’est pas préoccupé de la forte odeur. Jusqu’à ce que ses abeilles meurent par milliers. Il les a photographiées, filmées, pesées : 2 kilos de cadavres. « La ruche la plus populeuse a été quasiment intégralement décimée », confie cet apiculteur, qui préfère garder l’anonymat par peur des représailles. Dans ce coin tranquille du Lot, au cœur du parc naturel des Causses du Quercy, tout le monde se connaît. Et peu se risquent à émettre publiquement des doutes sur le nouvel « or vert » de la région, la méthanisation, et son corollaire, le digestat.

A Gramat, 3 500 habitants, un imposant méthaniseur tourne à plein régime depuis un an. Il produit du méthane, transformé en électricité et en chaleur, à partir de la dégradation de divers déchets agro-industriels. Lisiers de canards issus de la grosse coopérative agricole voisine La Quercynoise (5 000 agriculteurs et collaborateurs). Mais aussi des restes d’abattoirs. Mais encore des graisses alimentaires, des rebuts de fabrication de plats préparés…

Lire notre reportage : Comment les énergies vertes font leur chemin dans les campagnes françaises

D’une capacité initiale de 38 tonnes d’intrants, le « digesteur » de Gramat, installation classée à risque pour l’environnement, est aujourd’hui autorisé à traiter jusqu’à 57 000 tonnes de déchets par an. Le digestat est le résidu du processus de méthanisation. En 2018, le méthaniseur de Gramat a recraché près de 44 000 tonnes de digestat brut liquide. Cette sorte de boue est ensuite épandue sur les parcelles des agriculteurs de la coopérative. 2 000 hectares ont été aspergés en 2018 et 4 500 hectares sont, à terme, concernés.

« Vers de terre décomposés »

Détenue à 66 % par Fonroche (premier constructeur de méthaniseurs) et La Quercynoise, Bioquercy, la société qui exploite l’unité de Gramat, présente son digestat, particulièrement riche en azote, comme « un fertilisant vert, peu odorant, en substitution aux engrais chimiques ». « Peu odorant » ? Autour de Gramat, les Lotois sont régulièrement incommodés par des relents nauséabonds. Au point de susciter parfois de violents maux de tête. Le député Aurélien Pradié (LR) a fini, fin décembre 2018, par interpeller le gouvernement sur ces « pollutions olfactives ».

« Fertilisant vert » ? Quelques jours après avoir constaté l’hécatombe dans ses ruches, l’apiculteur promène ses chiens dans le pré épandu : « A chaque pas, il y avait des vers de terre décomposés, tout blancs, à la surface. » Comme avec les abeilles, il a filmé et pris des clichés. Il demande à son voisin un échantillon de digestat afin de le faire analyser. En vain. « Le lendemain, j’ai reçu trois coups de fil pour me dire : “Commencez pas à raconter que vos abeilles sont mortes à cause du digestat !” »

Dans le digestat, on a retrouvé des métaux lourds en pagaille, dont certains potentiellement cancérogènes, comme le cadmium ou l’antimoine

Le fameux digestat, Liliane Réveillac et Jean-Louis Lasserre ont pu en récupérer après des fuites accidentelles sur plusieurs sites de stockage. Cette médecin radiologue, ancienne secrétaire générale de la branche lotoise de l’association France nature environnement, et cet ingénieur chercheur à la retraite du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives sont des membres actifs du tout jeune et très critique Collectif scientifique national sur la méthanisation, reçu, lundi 28 janvier, au cabinet du ministre de la transition écologique.

Liliane Réveillac, médecin-radiologue, ancienne secrétaire générale de la branche lotoise de l’association France Nature Environnement, est membre très actif du tout jeune et très critique Collectif scientifique national sur la méthanisation, reçu lundi 28 janvier au cabinet du ministre de la transition écologique.
Liliane Réveillac, médecin-radiologue, ancienne secrétaire générale de la branche lotoise de l’association France Nature Environnement, est membre très actif du tout jeune et très critique Collectif scientifique national sur la méthanisation, reçu lundi 28 janvier au cabinet du ministre de la transition écologique. S. MANDARD / LE MONDE

Ils ont fait analyser le digestat par des laboratoires indépendants. Les résultats ont confirmé leurs craintes : des métaux lourds en pagaille, dont certains potentiellement cancérogènes, comme le cadmium ou l’antimoine, ainsi que plusieurs siloxanes, un composé du silicium, dont le D4, un perturbateur endocrinien et reprotoxique.

Sur son site Internet, Bioquercy publie désormais un tableau d’analyses de son digestat. Pas de traces de siloxanes, mais du plomb, du chrome, du mercure, du cuivre, du nickel, du zinc. A chaque fois en quantité « conforme » à la réglementation, précise l’industriel. « L’innocuité de notre digestat est incontestée et incontestable, insiste Fabien Haas, le directeur de l’activité biogaz chez Fonroche. On a un apiculteur qui épand du digestat et il n’a strictement aucun souci. »

« Catastrophe écologique »

L’ingénieur écologue reconnaît seulement le problème d’odeur, « un sujet très sérieux, sur lequel nous travaillons ». Le préfet du Lot, Jérôme Filippini, a pris la plume, le 10 janvier, dans l’hebdomadaire local La Vie quercynoise, pour rappeler la « vigilance constante » des services de l’Etat.

Liliane Réveillac et Jean-Louis Lasserre ne chôment pas non plus. Ils ont confié des prélèvements de terres épandues au laboratoire d’analyse microbiologique des spécialistes du sol Lydia et Claude Bourguignon. Ils observent une forte chute, après épandage de digestat, de la population de collemboles – des insectes qui constituent un bon indicateur de l’état biologique d’un sol. Ces résultats vont « à l’encontre de l’affirmation que ces digestats sont hygiénisés », relèvent les chercheurs.

Une note de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), que Le Monde s’est procurée, arrive à la même conclusion. En janvier 2018, l’Anses a refusé l’homologation d’un digestat produit par un autre méthaniseur du groupe Fonroche, à Villeneuve-sur-Lot, après avoir mis en évidence une contamination bactériologique.

« Nous ne sommes pas contre la méthanisation, mais contre l’épandage du digestat brut liquide, alors qu’une autre option, le compostage, certes plus onéreux, existait, expliquent Liliane Réveillac et Jean-Louis Lasserre. C’est une catastrophe écologique pour les sols karstiques [calcaires] très fissurés de notre région. Il s’infiltre facilement et va polluer les eaux souterraines et contaminer nos captages d’eau potable, déjà régulièrement souillés par les effluents de l’agriculture intensive. »

Ils ne sont pas les seuls à s’inquiéter. La Confédération paysanne a déposé un recours devant le tribunal administratif de Toulouse contre un méthaniseur qu’elle juge « surdimensionné ». Et, selon nos informations, une enquête préliminaire a été ouverte à la suite de la plainte d’une habitante du village d’Alvignac après la fuite d’une poche de stockage de digestat sur sa propriété et dont elle craint qu’il termine sa course dans le réseau souterrain du très touristique gouffre de Padirac.

Plusieurs préhistoriens et paléontologues ont écrit au gouvernement (et dans une tribune au Monde) pour alerter sur les risques que font courir les épandages de digestats sur les innombrables sites archéologiques des causses du Lot : grotte ornée des Merveilles, grotte de Pradayrol, ou encore le site mésolithique du Cuzoul de Gramat. Sébastien du Fayet est propriétaire de la grotte de Foissac. Depuis des années, il constate les ravages (mousses blanches, taches noires, odeurs…) des épandages de lisier et s’attend au pire avec le digestat, plus liquide : « Tout ce qui est épandu, on le retrouve sous terre. »

Lire aussi Le méthane agricole, un nouvel agro-business ?

A l’entrée du village de Labathude, 600 mètres d’altitude, un écriteau prévient : « Non au méthaniseur sur cette zone humide. » Avec cette mention : « Non à la dictature. » Quatre unités de méthanisation pouvant traiter jusqu’à 68 000 tonnes de déchets doivent s’installer, ici, dans le Ségala. « Le Ségala, c’est l’autoroute de l’eau. Si on déverse du digestat ici, il se retrouvera inévitablement dans la Dordogne et le Lot. »

Alain Krettly et Jean Ayrolles, qui ont installé le panneau au bout de leurs terrains, en sont convaincus. Sur une banderole, ils ont aussi écrit une équation : « Méthanisation du Ségala. 30 pour et 220 contre = autorisation préfectorale ? Stop au mépris », en référence au résultat de la consultation publique. Ils avaient tenté de la déployer au passage d’Emmanuel Macron lors de sa visite à Souillac, le 19 janvier, pour le grand débat. En vain.

Méthanisation : le nombre d’accidents en pleine explosion

Explosions, incendies, fuites, débordements, arrachements, éclatements, percements… les accidents se multiplient sur les sites de méthanisation. Ils sont « en hausse de 82 % en 2017 par rapport à la moyenne des cinq années précédentes », selon une note de mai 2018 du Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), rattaché au ministère de la transition écologique et solidaire. Ces accidents ont été recensés dans tous les secteurs contribuant à la méthanisation : agriculture, industrie, traitement des déchets et assainissement de l’eau. « Les exploitants doivent donc redoubler de vigilance lors de la conception, de la réception du matériel ainsi que lors des essais préalables de mise en service », alerte le Barpi. Une attention particulière doit être portée aux installations agricoles, « souvent exploitées avec moins de moyens et une culture de sécurité moins développée que les méthaniseurs industriels de grande taille » et à la formation des intérimaires et sous-traitants qui interviennent sur ces sites.

Stéphane Mandard (Gramat (Lot), envoyé spécial) Le Monde

Le gouvernement revoit à la baisse son soutien à la filière du biogaz. Sur le terrain, l’opposition des associations aux méthaniseurs grandit.

Lundi 28 janvier, le cabinet du ministre de la transition écologique et solidaire a reçu pour la première fois des collectifs d’opposants. Créé à l’été 2018, le Collectif national vigilance méthanisation est constitué d’une trentaine d’associations locales. Fondé en décembre, le Collectif scientifique national sur la méthanisation rassemble, lui, une vingtaine de chercheurs de toutes disciplines.
Cette rencontre témoigne de la montée en puissance progressive de ces oppositions, alors que les projets se multiplient : plus de 600 projets de méthaniseurs, de toute taille, sont en cours de développement, selon le bilan annuel de la société de transport de gaz GRT Gaz, avec un objectif de 1 000 installations agricoles en 2020.
Explosions, incendies, fuites, débordements, arrachements, éclatements, percements… les accidents se multiplient sur les sites de méthanisation. Ils sont « en hausse de 82 % en 2017 par rapport à la moyenne des cinq années précédentes », selon une note de mai 2018 du Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), rattaché au ministère de la transition écologique et solidaire.
Le Monde