Jacques Toubon: La dématérialisation doit être une possibilité, pas une obligation

La commission des affaires sociales du Sénat a entendu le Défenseur des droits, le 20 mars, sur la dématérialisation des services publics et l’exclusion numérique. Sensibilisant la Haute Assemblée sur les risques que ce processus « justifié » faisait peser sur la cohésion de la société française, Jacques Toubon recommande au législateur de préserver différentes modalités d’accès aux services, et de réfléchir sans attendre à l’accompagnement des personnes ayant des difficultés à réaliser leurs démarches en ligne.

C’est peu dire qu’il connaît son sujet. Après avoir rendu mi-janvier un rapport sur la dématérialisation des services publics qui fera date, le Défenseur des droits a répondu positivement à l’invitation du Sénat. Il s’en est donné à cœur joie pour rappeler le constat que son institution dresse, mais surtout mobiliser les sénateurs afin qu’ils remédient aux errements de ce processus et préviennent une catastrophe annoncée. « Dès 2013, nos 500 délégués territoriaux ont commencé à nous faire remonter les difficultés que posait la simplification, c’est-à-dire la dématérialisation des services publics. A partir de novembre 2017, date de l’entrée en vigueur du plan « Préfecture nouvelle génération » et de la numérisation du service de délivrance des permis de conduire et des cartes grises, c’est même devenu un des premiers motifs de saisine du Défenseur des droits » exposa doctement, Jacques Toubon, en préambule.

Un rappel nécessaire selon lui, vu l’agenda politique de l’exécutif : « Un des objectifs d’Action publique 2022 consiste dans la dématérialisation de l’ensemble des services publics… dans trois ans et demi. Ce n’est pas de la science-fiction », a-t-il alerté. Une ambition parfaitement justifiée… à condition de ne pas raisonner seulement en fonction de tableaux Excel. « La possibilité de réaliser des démarches en ligne, plutôt qu’au guichet ou par courriers, représente une source d’économies pour les administrations mais aussi de bénéfices pour une majorité d’usagers. Il leur évite des déplacements inutiles, simplifie l’accès et améliore donc la qualité du service rendu. Dès lors que ce processus respecte tous les objectifs du service public, c’est-à-dire qu’il ne laisse personne de côté, en réalité, je dirais même qu’il est fondamentalement positif.»

Un progrès à encadrer pour l’améliorer

En insistant sur le caractère « indiscutable » de ce progrès pour mieux mettre en garde contre ses potentiels impensés qui font courir un risque de recul du service public, Jacques Toubon appuie en réalité là où cela fait mal. Le gouvernement, les parlementaires, les hauts-fonctionnaires de la Sécurité sociale ou de Pôle Emploi, les élus locaux comme les directeurs généraux des services vont dans le bon sens, laisse entendre le Défenseur des droits. Sous réserve qu’ils n’enclenchent pas ce mouvement pour gérer uniquement leurs contraintes internes, mais bien pour rendre un meilleur service aux usagers. C’est justement là que le bât  blesse.

Jacques Toubon met en garde la Haute Assemblée contre les comportements que les sénateurs ne devraient pas hésiter, selon lui, à encadrer voire à sanctionner. « La dématérialisation ne doit pas être utilisée pour imposer une doxa budgétaire et comptable, ni pallier la disparition des services publics. Les objectifs ne seront pas atteints, non plus, si ce processus se fait à marche forcée sans tenir compte des difficultés réelles de toute une partie de la population, ni si les pouvoirs publics se déresponsabilisent et renvoient la charge de l’accompagnement à la sphère associative ou privée » résuma-t-il.

Laisser le choix aux usagers

Le principal danger de la dématérialisation résiderait dans son absence d’alternatives. « Une attention toute particulière devrait être portée vis-à-vis des laissés pour compte de la dématérialisation, particulièrement les personnes en situation de handicap » préconise Jacques Toubon, sachant que « la plupart des sites de l’Etat ne sont pas en conformité avec la réglementation en vigueur en matière d’accessibilité. « Il y a trop de distance entre ceux qui font les textes de lois, et les concepteurs des sites. La dématérialisation doit être une possibilité, pas une obligation. La France ne doit pas tomber dans la tout-numérisation, mais préserver au contraire différentes modalités d’accès aux services publics. »

Une recommandation d’autant plus importante qu’entre les usagers ne disposant pas d’ordinateur et ceux n’ayant pas accès à internet, l’exclusion ne guette pas que uniquement les personnes handicapées. Et encore, la situation des habitants des territoires ruraux ou de certaines banlieues françaises ne serait pas si déplorable comparée aux départements d’outre-mer, où le coût pour avoir accès au réseau mobile ou internet a encore été renchéri ces dernières années. « Cette disparité spatiale ne doit en aucun cas aboutir à un traitement différencié des habitants des DOM dans l’accès à au service public. La France doit résorber cette fracture numérique pour ne pas engendrer de rupture d’égalité et de discriminations fondées sur le lieu de résidence. Ce n’est pas mon opinion, ni  mes idées personnelles, c’est la loi. »

Fiabiliser l’accompagnement public à la numérisation

Pour le Défenseur des droits, toutes les personnes ayant des difficultés à réaliser leurs démarches en ligne, pour quelque raison que ce soit, devraient également pouvoir faire l’objet d’un accompagnement particulier. Alors que « 7 millions de personnes ne se connectent jamais à internet et qu’un tiers des Français s’estiment insuffisamment compétents pour utiliser un ordinateur, le problème de l’exclusion numérique ne va pas se régler à l’aune de la disparition des personnes âgées » prévient Jacques Toubon, pour le moins déçu.

Critique envers les « points numérique » ouverts par l’Etat mais « en nombre insuffisant et gérés par des bénévoles en service civique insuffisamment formés », le Défenseur des Droits ne se montra guère plus élogieux envers la qualité de service rendu par les Maisons de service au public. « Les 1330 MSAP disposent toutes d’un ordinateur ou d’une tablette avec accès à internet, scanner et imprimantes, mais l’accompagnement des agents d’accueil se résume trop souvent à la mise à disposition de ces équipements. Les opérateurs ne peuvent pas ou ne veulent pas détacher de personnel pour aider réellement les usagers ayant des difficultés et faciliter l’accès aux services publics. »

Investir pour pérenniser la dématérialisation

Si les pouvoirs publics n’assurent pas gratuitement cette continuité de service, pour l’heure, ce n’est pas le cas d’un certain nombre de prestataires privés – qui se confondent parfois avec des escrocs sans vergogne. « Plus la personne est en situation de vulnérabilité numérique, administrative ou sociale, plus elle est susceptible d’avoir recours à un tiers payant. Ils leur proposent d’effectuer leurs différentes démarches administratives, moyennant rémunération. Il y là a un risque prégnant de rupture d’égalité dans l’accès aux services publics. La bonne solution ne consiste pas à voter une loi et interdire ces prestataires, mais plutôt à se répartir les compétences et les moyens entre Etat, opérateurs, collectivités et associations pour que les pouvoirs publics fassent leur boulot. »

« La dématérialisation des services publics doit être un projet pour tous et toutes, et pas seulement pour ceux qui en ont les moyens. Il faut affecter une partie des dizaines de millions d’euros d’économies que ce processus génère vers la mise en place de dispositifs d’accompagnement des usagers pérennes, plus que ce sui n’a déjà été fait jusqu’ici » recommanda, en guise de conclusion, le Défenseur des droits. « Mon propos ne consiste pas à dire que tout va mal, mais vous, sénateurs, avez la responsabilité de garantir que les services publics de l’Etat et des collectivités ne laissent personne en situation d’inégalité devant ses droits. La République doit être la même pour tous. »

Hugo Soutra Courrier des maires