Joséphine Baker, notre voisine au panthéon

https://www.arte.tv/fr/videos/099417-000-A/en-dordogne-josephine-baker-fait-de-la-resistance/

.La chanteuse n’était pas qu’une diva du music-hall, c’était aussi une fervente humaniste. Le château, en Dordogne, où elle adopta une tribu cosmopolite de douze enfants, fait revivre ses rêves de gloire et de fraternité.

Le 11 mars 1969, une femme usée, transie dans sa robe de chambre, est prostrée sous la pluie au pied de « son » château périgourdin. Elle vient d’en être expulsée manu mili­tari, après avoir passé trois jours barricadée dans la cuisine. Pour Joséphine Baker (1906-1975), l’heure n’est plus aux grimaces et trémoussements cocasses qui l’ont rendue célèbre. A 62 ans, la « Vénus d’ébène » est hébétée, sonnée : moins d’un un an plus tôt, le domaine des Milandes a été morcelé, vendu aux enchères pour solder ses dettes, et la trêve hivernale accordée par le juge arrive à son terme. L’indélicatesse du nouveau propriétaire, qui n’a pas attendu la fin de l’échéance pour s’installer et commencer les travaux, est à l’origine de cet ultime bras de fer. L’issue n’en est pas moins inéluctable : celle qui toute sa vie s’est battue bec et ongles pour la gloire, pour les Noirs, pour les Alliés pendant la guerre, pour ses enfants, doit plier bagages et dire adieu à ce lieu qui représente trente années de sa vie. L’œil mauvais, le bras tuméfié par les peintres en bâtiment qui l’ont délogée par la force, la châtelaine déchue refuse pourtant l’inacceptable et s’accroche avec une obstination déses­pérée au perron de sa maison. Terrible et désolant, ce cliché d’une vedette de music-hall méconnaissable, à terre après avoir été portée au pinacle, fera le tour du monde…

Loin du conte de fées

Ce 11 mars 1969, Joséphine Baker, en état de choc, fut hospitalisée à Périgueux. Elle put acheter plus tard une modeste maison à Roquebrune pour ses enfants, aidée par la princesse Grace de Monaco, qui se porta caution. Elle passa ainsi les dernières années de sa vie entre Paris et la Riviera, loin de son château de conte de fées et de son « village du monde » en Dordogne, « capitale de la fraternité universelle » unique en son genre. Ce projet humaniste, familial et touristique incarna pendant vingt ans sa folie des grandeurs autant que son immense générosité. « On peut toujours trouver de l’argent, mais on ne peut pas détruire une idée », avait-elle coutume de répondre à ceux, nombreux, qui lui avaient prédit la débâcle. L’argent a finalement manqué, mais, de son rêve brisé, il est resté une ­aura, des souvenirs à foison parmi les villageois du coin, ainsi que des infrastructures exotiques et un fascinant château-musée, témoins d’une destinée hors norme et vestiges magnifiques de l’une des utopies les plus glamour du XXe siècle.

Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

En Dordogne, région de châteaux, celui des Milandes, labellisé « maison des illustres » en 2012, est l’un des plus romantiques avec ses tourelles aux toits de lauze grise, ses gargouilles et ses fenêtres à meneaux. Parfaitement res­taurée, l’ancienne demeure féodale construite en 1489 par le seigneur de Caumont a été transformée en château au ­début du XXe siècle par l’industriel Charles de Claverie. Au milieu des années 1930, Joséphine Baker, venue rendre visite à un ami près de Sarlat, a le coup de foudre pour cette élégante bâtisse Renaissance. La diva est alors au faîte de sa gloire. Débarquée des Etats-Unis en 1925, après avoir brûlé les planches new-yorkaises dans deux des premiers shows noirs américains (dont Shuffle along en 1920), la petite danseuse extravertie de Saint-Louis (Missouri) n’a pas seulement triomphé sur les Champs-Elysées dans la scandaleuse Revue nègre, elle a aussi trouvé en France une patrie bienveillante, loin de l’odieuse ségrégation raciale américaine — le jazzman Sidney Bechet, qui jouait dans le spectacle, a fait le même choix. En dépit de quelques esprits chagrins choqués par sa semi-nudité et l’outrance de son charleston simiesque, elle a conquis définitivement les Français en chantant « J’ai deux amours : mon pays et Paris… »

Cochons, vaches et moutons sauvages

Déjà, Joséphine Baker a deux vies : mondaine dans la capitale, où elle mène grand train aux côtés de Colette, Picabia, Desnos ou Cocteau, et banlieusarde chic dans sa maison du Vésinet, où elle cultive ses parterres fleuris et cohabite avec une impressionnante ménagerie — des chiens, des singes vêtus comme des enfants, et même un léopard ! A partir de 1937, toutefois, la danseuse loue régulièrement la demeure périgourdine des Milandes. Elle s’y réfugie pendant la Seconde Guerre mondiale, quand le Paris nazi lui devient odieux, y cache même la famille juive de son troisième ­mari, Jean Lion. Le très populaire chef d’orchestre Jo Bouillon, rencontré dans la Résistance, sera son quatrième époux.

 

En 1947, tous deux rachètent le domaine : le château, ses 1 500 hectares de terres et ses dépendances vont devenir le socle de leur fameux « village universel ». Car Joséphine ­Baker voit grand : elle ne se contente pas d’aménager cuisine et salles de bains tout confort, de raccorder le bourg à l’électricité ou d’installer le chauffage ; elle ouvre également hôtels et restaurants dans les maisons alentour et aménage un grand parc de loisirs, l’un des premiers du genre en France. Et, pour nourrir tout ce petit monde (elle emploie plus de cent personnes sur l’ensemble du site et invite à tour de bras), la châtelaine accueille à bord de son arche périgourdine poules, cochons, vaches et moutons d’élevage.

 

Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

Une « tribu arc-en-ciel »

En 1950, toute sa famille l’a rejointe. Son frère tient la nouvelle station à essence à l’entrée du village, sa sœur ouvre une pâtisserie. Même sa mère, Carrie, a quitté Saint-Louis pour venir vivre auprès d’elle. Ne manquent plus, pour parachever son œuvre humaniste, que des enfants. Joséphine a 44 ans et a subi une hystérectomie à la suite d’une grave infection pendant la guerre. Les Bouillon-Baker ont donc décidé d’abriter aux Milandes une « tribu arc-en-ciel » composée de marmots de nationalités et de religions différentes. Echaudée par le racisme et le mépris de classe, l’icône afro-américaine a déjà dit à son ami Fidel Castro combien elle admirait l’harmonie raciale cubaine, et son projet parental hautement symbolique a pour elle valeur de manifeste. Un demi-siècle avant la saga médiatique d’Angelina Jolie et Brad Pitt, le couple va donc adopter, au gré de ses tournées, dix garçons et deux filles sur tous les continents. Américaine, Noire, riche, excentrique, la détonante Joséphine Baker va marquer les esprits en Dordogne avec sa tribu hétéroclite. Car les douze enfants Bouillon, dont les plus jeunes sont scolarisés à Castelnaud-la-Chapelle, grandissent avec les marmots du village. Joséphine, qui se veut « mère universelle » d’une famille à la fois multiraciale et enracinée, ouvre grand son parc à tous les gamins du monde, invite même une cinquantaine de petits voisins chaque année pour le repas de Noël.

« Certains de mes frères ont eu pour parrains des chefs d’Etat ou des célébrités, mais ma marraine était une paysanne du coin, dont la fille, Georgette, était l’institutrice du village », raconte Jean-Claude Bouillon, le cinquième de la fratrie. Lui avait 15 ans quand sa mère s’est fait exproprier, et plus de 35 quand il a revu les Milandes. « Pour Georgette, habiter le hameau, c’est comme vivre avec de merveilleux fantômes. Pour moi, c’est différent : il me manque l’âme, les sons, les clameurs d’enfants et d’animaux. » Dans le vaste jardin planté de ces chênes sombres qui ont donné son nom au Périgord noir, seules les volières d’oiseaux exotiques évoquent encore l’effervescence animalière de ces années-là. Les paons de Joséphine — ils lui rappelaient les plumes et les strass des Folies Bergère — se sont tus, remplacés par les rapaces exhibés chaque jour par les maîtres fauconniers. A l’intérieur du château, en revanche, l’esprit de Joséphine Baker continue d’habiter les lieux. « Elles sont où, les bananes ? » demande un touriste belge en entrant dans la bibliothèque. La mythique ceinture dorée est bien là, en vitrine, présentée sur taffetas rouge. Sur les photos encadrées au mur, Joséphine conduit une voiture (elle avait aussi son brevet de pilote), fait le pitre en justaucorps ou pose au bras d’écrivains célèbres : ces photos et coupures de presse racontent les jours glorieux de sa carrière française. Elles disent peu, en revanche, de la petite Freda Josephine McDonald (Baker est le nom de son deuxième mari), née métisse (père espagnol et mère afro-indienne), malingre et miséreuse, placée à 7 ans comme bonne à tout faire chez les Blancs, et qui apprit dans la rue ces rythmes spectaculaires de shake, shimmy et autres danses des fesses.

Dans l’ancienne salle de bal de la meneuse de revue, qui abrite désormais un dressing de prestige, l’œil est accroché par un kimono de Paul Poiret, créateur fétiche de la star, et une combinaison noire transparente, que la danseuse athlétique porta au Carnegie Hall de New York à l’âge de… 67 ans. « J’ai retrouvé certaines tenues dans une malle oubliée au fond de la cave du château. D’autres ont été prêtées par Akio, le fils aîné de Joséphine. Le reste provient de ventes aux enchères », explique Angélique de Saint-Exupéry, gestionnaire et conservatrice du château. Cette Sarladaise s’est découvert une vocation quand ses parents ont racheté le château des Milandes en 2001 : Henry et Claude de Labarre ont financé les importants travaux de restauration et confié la muséographie à leur fille. Celle-ci s’est donc employée à faire revivre la diva, à l’aide d’objets lui ayant appartenu, de meubles de famille ou « que Joséphine aurait aimé avoir ». Patiemment, Angélique de Saint-Exupéry a ainsi remeublé les quatorze pièces d’un château vidé intégralement en 1968. « Je me rends aux ventes la concernant, notamment à Drouot : tout cela nous coûte beaucoup, mais c’est pour nous une véritable passion. »

Nez à nez avec Joséphine

La conservatrice se refuse, en revanche, à racheter quoi que ce soit aux « héritiers ou aux ayants droit de ceux qui l’ont dépouillée ». Elle fait référence à l’adjudication du domaine, bradé à l’époque pour le dixième de sa valeur (21 millions d’anciens francs pour la seule parcelle du château) : ce n’est un secret pour personne que les acquéreurs, marchands de biens sans scrupules, s’étaient entendus au préalable avec les autres repreneurs potentiels pour empêcher la montée des enchères sur les différents lots. Joséphine Baker, certes, paya pour son train de vie dispendieux et sa mauvaise gestion, mais, entre ses divers prestataires, les artisans et même ses employés, qui chapardaient allègrement, elle fut ­aussi largement flouée. Son mari avait tenté de l’alerter sur les vols (mobilier, nourriture, volailles…) et les fausses factures. En vain : lassé par les excès de son épouse, à commencer par sa fré­nésie d’adoption, Jo Bouillon finit par jeter l’éponge et s’expatria en Argentine.

1956. Joséphine Baker et ses enfants, dans ce lieu qui devait abriter la «capitale de la fraternité universelle» pour laquelle elle dilapida sa fortune.

 

1956. Joséphine Baker et ses enfants, dans ce lieu qui devait abriter la «capitale de la fraternité universelle» pour laquelle elle dilapida sa fortune.

Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

Cinquante ans plus tard, le château excite encore les convoitises. Au point qu’Angélique de Saint-Exupéry a fini par interdire aux visiteurs la traversée de la luxueuse salle de bain Art déco du premier étage, entièrement aux couleurs noir et or du parfum Arpège de Lanvin : « Les gens volaient les petits carreaux en verre de Murano, alors j’ai modifié le parcours pour protéger cette pièce inscrite au patrimoine historique. » Dorénavant, on reste donc sur le pas de la porte pour en apprécier toute l’extravagance. Plus loin, on tombe nez à nez avec Joséphine en personne : statufiée dans la cire, elle nous invite à passer à table dans sa somptueuse salle de réception. Dans l’ancienne nursery dédiée aujourd’hui à son passé de résistante, elle reçoit ­aussi, sanglée dans son uniforme de sous-officier de l’armée de l’air… Ces effigies de cire proviennent du Jorama, son musée fait maison de l’époque : même dans sa vie privée, la star aimait se mettre en scène.

Les Milandes, “un lieu où il fallait se montrer”

En témoigne encore sa magnifique piscine en marbre à la forme évoquant un J (initiale de Joséphine et de Jo), visible en contrebas depuis le château. Du parc de loisirs aménagé sur cinq hectares au bord de l’eau, il reste également la guinguette, le minigolf, le terrain de tennis, le théâtre cubain et le cabaret, où la diva rodait ses spectacles. « Le Tout-Paris est venu aux Milandes, c’était un lieu où il fallait se montrer », raconte Georges Lansac, l’actuel propriétaire de l’ancien parc d’attractions. A l’époque, les jeunes du coin « traversaient même la Dordogne à la nage pour entrer sans payer ». Aujourd’hui, ce site d’exception, qui accueillit jusqu’à 500 000 visiteurs annuels, vivote entre les thés dansants du dimanche organisés dans le cabaret, les chambres d’hôtes aménagées dans l’ancien ranch des enfants et les animations diverses. « Si j’avais les sous, je l’acquerrais », soupire Angélique de Saint-Exupéry, qui a pour l’heure un autre projet : racheter à la commune la chapelle attenante au château, où se sont mariés Joséphine Baker et Jo Bouillon, afin de restaurer ce charmant édifice de 1420, malheureusement trop branlant pour être ouvert au public. Le coût des travaux ? Environ 800 000 euros. La conservatrice, qui a déjà doublé la fréquentation annuelle du château (100 000 visiteurs), n’en est plus à un chantier près.

à Castelnaud-la-Chapelle.

www.milandes.com

 

A lire 
Un château sur la lune, le rêve brisé de Joséphine Baker, de Jean-Claude Bouillon-Baker, éd. Hors Collection, 276 p., 19,50 €.
La Folie Joséphine Baker, biographie d’Ean Wood, éd. Le Serpent à plumes, 359 p., 22 €.
La Guerre secrète de Joséphine Baker, de Jacques Abtey, éd. La Lauze, 2002

Anne Berthod Joséphine Baker, la châtelaine arc-en-ciel (telerama.fr)