Des sacrifices contre la canicule

druideAu XIIe siècle, les moines cisterciens fondèrent aux portes du Quercy l’abbaye de Loc-Dieu, lieu de Dieu, locus dei, à la place du locus diaboli, le lieu du diable. Car cette région qui s’étendait des causses de Martiel à la vallée du Lot, profondément isolée, fut longtemps dédiée à la religion druidique. Subsistèrent des légendes et des monuments informes, lorsque les druides disparurent au début du VIe siècle, dans la vallée de Lantouy, proche de Cajarc. Quand le christianisme n’arrivait pas à détruire les superstitions et les pratiques païennes, l’Église se résignait à les absorber. Dans les campagnes les plus retirées, les saints du paradis remplaçaient les petits dieux du paganisme, en prenant leur habitacle mais aussi en contractant leurs habitudes.

Pour désigner la dévotion aux saints guérisseurs, le dialecte en Occitanie usait d’un terme bizarre : la rancuno. C’est-à-dire le sentiment de rancune. Comment un saint pouvait-il être rancunier ? C’était incompatible avec l’état de sainteté. Et pourtant durant des siècles, du Rouergue occidental aux paysages quercynois qui s’étendent de Caylus à Limogne, en passant par Vidaillac, de Puyjourdes à Calvignac, d’autres lieux à la ronde, les dévotions populaires recouvraient le culte des fontaines vouées aux vocables de saints qui avaient supplanté les dieux indigètes habités par des passions et des sentiments humains : colère, orgueil, amour, rancune… À la moindre offense qu’ils recevaient des hommes, ils se vengeaient en les accablant de malheurs et de maladies, et il fallait les apaiser par des offrandes. Ce qui heurte complètement nos conceptions actuelles, on va retrouver au dix-septième siècle des saints à la fois protecteurs et punitifs. Au lieu d’appeler le prêtre et de prier Dieu seul, en sachant que le saint agit en intercesseur auprès de Dieu, on simplifiait la démarche en croyant à l’action directe du saint.

Dans un village, il y avait toujours une femme dévote dévouée à la paroisse qui désignait le saint responsable de la maladie, en demandant dans les plus brefs délais un pèlerinage à sa chapelle. Cette femme, aux apparences de sorcière spécialisée, s’appelait en patois « la recoumandière ».

Le malade et ses proches accomplissaient « la rancuno de Sent » – la rancune du saint – ce qui explique que le peuple classait les saints comme des magiciens et des médecins, en attribuant à chacun une spécialité en dehors de laquelle il était sans connaissances et sans action.

Dans les environs de Cajarc, l’évolution du mot rancuno ne s’est pas arrêtée au sentiment exprimé. Employé au pluriel et associé au pèlerinage de St-Jean-de-Laur : los roncunos de Sent-Jon-de-Lau, il doit se traduire par : « les écrouelles ».

L’explication de cette acceptation nouvelle est simple : au pèlerinage de St-Jean-de-Laur, on demandait la guérison des maladies scrofuleuses : adénites, abcès froids et, principalement, des écrouelles, affection courante autrefois. Dans le Trésor du Félibrige, Mistral nous dit qu’en Dauphiné, les écrouelles s’appellent le « mal de St-Jean ».

La spécialisation des saints peut connaître des mutations parfois étonnantes. Les ophtalmies relevaient encore sous Napoléon III du pèlerinage de Camboulan, aux confins du Rouergue et du Quercy, village rattaché à la commune d’Ambeyrac. Unique en France, un pèlerinage à la rancuno de Camboulan devenait à la Belle Époque indispensable dans la guérison du « mal vieux » : affection des enfants en bas âge, manifestée par le symptôme d’un front ridé comme celui des vieillards. Après l’office religieux, les familles accomplissaient une partie de pêche dans le Lot et un repas sur l’herbe. En 1925, la rancuno de Sent ne nourrit plus depuis longtemps l’animosité du saint. Reste l’appellation qui va se perdre dans la nuit des temps.

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La rancuno de St Namphaise

Des hauteurs de St-Jean-de-Laur, les habitants du village avaient accompli, dans les années 1850, la rancuno de St Namphaise, pèlerinage en période caniculaire, jusqu’aux ruines d’une chapelle du monastère de Lantouy, de l’époque mérovingienne, située au fond d’une profonde vallée. On attribuait sa fondation à St Namphaise. Les pèlerins souhaitaient ardemment l’arrivée de la pluie. Il y avait une terrible sécheresse qui sévissait dans la contrée. Au retour des pèlerins épuisés qui gravissaient sur plusieurs kilomètres la côte de St-Jean-de-Laur, le ciel s’obscurcit. Le vent se leva. La pluie rouge, couleur de sang, tomba sur la procession. Cela sema l’inquiétude. Les prières redoublèrent. Une demoiselle Pégourié raconta la mésaventure aux anciens du village. Rien ne s’était passé à St Jean de Laur. Pas un nuage, pas une goutte d’eau. Difficilement crédible l’histoire de la pluie rouge. Pourtant les paroissiens certifièrent sur l’honneur l’authenticité du récit. On décréta que St Namphaise n’était pas content et qu’il fallait mieux le laisser tranquille. Très vite la superstition reprit le dessus : l’endroit était maudit, la légende redoutable de l’enfant égorgé donnait le frisson, tous ceux qui s’approcheraient du gouffre de Lantouy seraient aspirés par les mains du diable, malgré ses eaux verdâtres et paisibles. [Archives paroissiales, Cahors]

La Vie Quercynoise