En quoi la crise doit-elle pousser à repenser les politiques locales ?

Géographe et professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris, Daniel Béhar plaide pour une décentralisation repensée et des politiques à même de répondre à la vulnérabilité des territoires face aux crises à répétition.

La crise a-t-elle mis au jour les difficultés de l’Etat à mener les politiques publiques ou son interdépendance avec les collectivités ?

Je ne partage pas ce jeu où collectivités et Etat se rejettent la faute : la crise sanitaire a démontré les interdépendances entre acteurs. Plus que jamais, on doit penser et agir dans la coopération. C’est vrai entre Etat et collectivités : l’Etat, avec sa culture verticale, a pêché par manque d’implication des collectivités. On l’a vu dans le mode d’emploi du déconfinement et des écoles. C’est vrai aussi entre niveaux de collectivités : la crise marque le chant du cygne de la stricte répartition des compétences. Voilà tout le paradoxe du jardin à la française : on attend de la puissance publique une rationalité que personne n’a ! Même les entreprises ne fonctionnent pas sur des blocs de compétences, mais en mode projet.

Quels enseignements en tirer pour l’après-crise sanitaire?

Ce qui va se jouer dans la relance, c’est notre capacité à faire des ajustements en permanence. Le fait d’interdire au département d’intervenir sur l’économie n’a pas de sens, lui qui dans le rural est au plus près des acteurs. Le modèle de décentralisation à la française a vécu : la loi « Notre » a constitué un ensemble très paradoxal, imposant tout à la fois des blocs de compétences alors que la philosophie de l’expérience bretonne promue à l’origine était, à l’inverse, la coopération, incarnée par les conférences territoriales de l’action publique. Aujourd’hui, il ne faut pas davantage de décentralisation mais une autre décentralisation : ne pas rester dans la verticalité, mais privilégier l’horizontalité de l’action collective. Echapper à la logique des lieux et privilégier une logique des liens.

Sans spécialisation des compétences, ne risque-t-on pas des initiatives mal coordonnées ? Et quelle sera la lisibilité de l’action publique pour les électeurs ?

Le citoyen n’a pas besoin de connaître la mécanique. Il lui faut un interlocuteur clair, une porte d’accès, cela suffit. Il est temps de sortir des blocs de compétences, pour aller vers des blocs de collectivités avec une négociation des fonctions qui permettent de créer des chaînes de valeur face à n’importe quelle situation, notamment de crise. Un bloc région-département avec un interlocuteur régional, un bloc local avec un interlocuteur communal. On serait alors beaucoup plus proche de la pratique réelle où l’on s’affranchit tous les jours de la répartition des compétences : dans le développement économique, personne ne respecte sa spécialisation. On ne peut plus agir, non plus, exclusivement localement : l’interterritorialité est essentielle, d’autant que ville et campagne fonctionnent ensemble et le feront encore plus demain.

Pourtant les contrats de réciprocité entre territoires ne sont pas légion…

Mais parce que là aussi, comme les CTAP, les contrats de réciprocité ont été imposés d’en haut ! La réactivation des pôles métropolitains, des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux ; les contrats de transition écologique entre intercommunalités, plus souples, fonctionnent bien mieux. On doit se garder des dispositifs formalisés imposés d’en haut.

Comment renouveler l’exercice du pouvoir local afin de favoriser ces alliances territoriales ?

Cela pose la question de la coopération avec la société civile. On pense trop le rapport aux associations sous le mode d’une délégation de service. Et pourtant, il a fallu durant la crise impliquer les acteurs sociaux pour fabriquer les masques, gérer les écoles ! La proximité du maire ne garantit pas la coproduction, c’est le rapport entre action publique et action collective qu’il faut repenser. Et le législateur doit plutôt mettre en perspective, offrir des cadres, mais non imposer des dispositifs formels.

La différenciation territoriale trouve-t-elle grâce à vos yeux ?

Oui, si on lui donne du contenu et qu’elle ne se résume pas à une différenciation du cadre institutionnel, celle de la Corse et de l’Alsace… L’enjeu est celui de la différenciation du contenu des politiques publiques, on l’a vu à la lumière du déconfinement.

Vous remettez aussi en cause des politiques publiques pensées sous le seul prisme de la lutte contre les inégalités. Pourquoi ?

La succession de crises de plus en plus fréquentes et variées doit nous amener à revoir la notion d’inégalités. La question devient moins celle de la lutte contre les inégalités, à laquelle Etat et collectivités répondent avec la redistribution, que celle de la vulnérabilité démultipliée en temps de crises et de rareté. Cela suppose de penser différemment les politiques sociales et d’articuler étroitement national et local. Idem sur les trois sphères des politiques économiques : l’économie « locale », celle du « care » et des circuits courts ; l’économie des services en réseau et enfin l’économie globalisée. Les pénuries de médicaments ou de masques et l’incapacité locale à produire ces biens remettent en question cette approche en trois sphères du monde productif. La question de la relocalisation de la production de biens communs transgresse aussi les modes d’interventions des collectivités.

Vous promouvez cette notion de « communs », concept difficile à appréhender…

Oui, car ce qui doit être commun n’est pas partout la même chose. Les acteurs publics doivent être collectivement capables de définir, selon différentes situations, ce qui est nécessaire. Et il leur faut, pour définir ces besoins, être sans cesse dans l’idée de préparation de la prochaine crise, qu’elle soit une inondation ou un virus informatique. Il faut se préparer au fait que la crise soit protéiforme et récurrente.

Courrier des maires