La grande détresse des aides à domicile

Peu ou mal dotés en matériel de protection, notamment en masques, les auxiliaires de vie se plaignent d’être « la dernière roue de la charrette ».

Elle tourne les poignées de porte tantôt en se protégeant d’une lingette, tantôt en recouvrant sa main de la manche de son manteau. Nadège Drouault entre, chaque jour, chez les personnes âgées pour les aider « à faire leur toilette, à se nourrir, à se coucher » avec la peur au ventre. Elle court le risque de leur transmettre ou de contracter le coronavirus puisqu’elle n’est pas – ou très peu – dotée de matériel de protection.

« Vous vous rendez compte qu’on leur donne à manger sans masque ! », se désole cette auxiliaire de vie sociale salariée d’une association d’aide à domicile affiliée à l’Aide à domicile en milieu rural (ADMR) à Amboise (Indre-et-Loire). Mais elle n’a pas le choix.

Dans la stratégie du gouvernement pour endiguer l’épidémie, les aides à domicile – qui prennent soin de quelque deux millions de personnes âgées en France – regrettent d’être « la dernière roue de la charrette ». « On a le sentiment d’avoir été abandonnés dans cette crise, alors qu’on est en première ligne », résume Thierry d’Aboville, secrétaire général de l’ADMR. « Elles n’ont ni masque, ni gants, ni gel hydroalcoolique… On les envoie au front avec des bouts de bois ! », déplore Laure Blanc, directrice du réseau de l’ADMR d’Indre-et-Loire.

A force d’intervenir sans protection, le pire est advenu. A Lyon, une vieille dame qui toussait s’est révélée porteuse du virus. L’aide à domicile qui s’occupait de sa toilette ne portait pas de masque. Elle présente aujourd’hui des symptômes et doit rester confinée chez elle. « Des contaminations mutuelles de ce type, on risque d’en avoir beaucoup, s’alarme Clément Saint Olive, cofondateur de la structure d’aide à domicile Alenvi. Force est de constater que je ne suis pas en mesure de protéger mes salariés, faute de pouvoir me procurer des masques en nombre suffisant. »

« De la chair à canon »

« Malgré nous, on envoie à la boucherie nos intervenants. Et c’est vraiment de la chair à canon », se désole Dominique Villa, directeur d’Aid’Aisne, association d’aide à domicile, affiliée à l’UNA dans l’Aisne.

« On a un super personnel, prêt à faire face, s’exclame Denis Aye, directeur de la fédération de l’ADMR de la Drôme. Mais on a à peine de quoi tenir trois jours avec nos stocks de masques existants. Pour que nos 600 salariés changent quatre fois de masque par vingt-quatre heures pendant cinq jours, il nous en faudrait déjà 12 000 ! »

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Olivier Véran, ministre de la santé, a pourtant signé, lundi 16 mars, un arrêté prévoyant que « des boîtes de masques » pourront être « distribuées gratuitement par les pharmacies d’officine » aux « services qui interviennent à domicile en faveur des personnes âgées ». L’arrêté a été pris sous l’effet d’« une mobilisation unanime de la part des fédérations de notre secteur », se félicite Hugues Vidor, directeur général d’Adessadomicile, qui fédère 350 structures et 25 000 salariés.

« Pour la première fois, le gouvernement a reconnu notre profession comme prioritaire », salue Guillaume Quercy, président de l’UNA. « Le gouvernement est enfin sorti de sa logique hospitalière initiale », se réjouit de son côté Johan Girard, délégué national à la Croix-Rouge, chargé de la filière des personnes âgées.

Mais cet arrêté a été suivi, mercredi, d’une directive du ministère de la santé précisant que les masques seront attribués « en priorité dans les zones où le virus circule activement ». Soit seulement dans 35 départements répartis dans neuf régions. « Dans les endroits où il n’y a pas de diffusion active du virus, le problème [de l’accès aux masques] demeure », reconnaît M. Vidor.

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« Effet boomerang »

« C’est usant, soupire Gaelle Gomez, infirmière coordinatrice dans un service d’aide et de soins à domicile à Toulouse. Je suis allée ce matin faire la queue longtemps à la pharmacie la plus proche. Arrivée au comptoir, la pharmacienne m’a montré les consignes qu’elle a reçues avec la liste des professions à qui elle peut délivrer des masques. Les aides à domicile ne sont pas mentionnées ! » Toulouse n’est, de fait, pas en zone à fort risque.

Pour Mme Gomez, « cette différenciation selon les territoires va entraîner un effet boomerang car le virus va continuer de se propager au-delà des foyers contaminés ».

A Amboise, « les pharmacies refusent de délivrer des masques aux auxiliaires de vie, en rappelant qu’elles ne sont pas prioritaires », constate aussi Bertrand Besse-Saige, président de l’ADMR d’Amboise. Or, « il faut à tout prix que les aides à domiciles soient protégées car elles sont des vecteurs de propagation du virus puisqu’elles passent de maison en maison », rappelle ce militant associatif qui remue ciel et terre pour trouver des boîtes de masques.

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Zacharie Mauge, directeur de l’association Aide et soins à domicile (ASAD) Seine-Essonne, a « fait des pieds et des mains », auprès de l’agence régionale de santé d’Ile-de- France. Il a pu récupérer 3 000 masques.

« Je peux vous dire que je les avais dans le coffre tout le week-end et que je n’avais pas envie de me faire voler ma voiture ! J’ai pu les obtenir aussi parce que l’une des structures que je dirige est un service de soins infirmiers à domicile. Les infirmières sont considérées comme prioritaires mais aussi, note-t-il, mieux reconnues historiquement que les auxiliaires de vie. »

Malgré un personnel dûment ganté et masqué, M. Mauge voit les familles annuler les interventions auprès de leurs proches âgés par crainte d’une contamination. « Rien n’est pire que cette peur, s’inquiète Marylène Munoz, représentante des usagers de cette structure essonnienne. Les familles n’ont pas toujours les gestes pour prendre soin de leurs parents comme des professionnels formés. »

« Ne plus voir mes bénéficiaires est une souffrance »

Confrontées aux difficultés de garde de leurs enfants, les aides à domicile sont nombreuses à s’être arrêtées de travailler. Les directeurs de structures qui veulent aussi restreindre les déplacements de leurs salariées ont sensiblement réduit le volume de leurs visites pour ne maintenir que les interventions « vitales ».

Laeticia Kionga retient ses larmes en évoquant ces visites annulées. « On voit la tristesse dans leurs yeux quand on dit à nos bénéficiaires qu’on ne va pas passer », confie cette auxiliaire de vie chez Alenvi. La jeune femme s’occupait de vingt personnes âgées en temps normal avec sept autres collègues. Elle se rend désormais chez quatre ou cinq d’entre elles. « Ne plus les voir, ne plus déjeuner avec eux, ne plus les prendre dans mes bras est une souffrance, confie-t-elle. Mais on veut tenir ! On veut gagner cette guerre contre le virus. »

Le Monde daté du 21-3